Le moine et le philosophe

Publié le 10 Octobre 2012

Rapprocher le philosophe du moine peut être le fait d’un titre de librairie qui attise notre curiosité (1). Mais s’agit-il vraiment d’un simple sujet à la mode ? Cela peut être également le rappel d’un passé d’une relation féconde mais aussi laborieuse. Il s’agirait alors de raconter l’histoire d’une rencontre à travers les siècles au risque de rester dans une simple visée « archéologique » ! Cela peut être enfin la volonté de s’interroger sur l’actualité d’une attitude fondamentale pour l’homme de tous les temps. Donner comme interlocuteur au moine un philosophe réclame également que l’on s’entende plus précisément sur le courant de pensée dont celui-ci se réclame. Ici, dès à présent, apparaît une difficulté majeure : s’il est assez aisé de reconnaître une certaine homogénéité dans la forme de vie des moines d’Occident inspirée de la règle des moines, le monde de la philosophie nous semble comme un ensemble beaucoup moins homogène non seulement à travers son histoire mais aussi dans sa compréhension d’elle-même.

 

Le sens de la philosophie et le sens de la vie monastique

 

Si nous prenons au sérieux l’affirmation paradigmatique du philosophe autrichien Wittgenstein proclamant « la fin de la philosophie » (2), nous serons sensibles aux efforts lancinants des courants philosophiques actuels dans la définition de leur propre légitimité. Dans un article de la revue Etudes de décembre 2009, au titre évocateur « La métaphysique a-t-elle un avenir ? », le philosophe Rémi Brague rappelle d’une part les différentes tentations de la philosophie au cours de son histoire, notamment sa soif d’influence politique ou sa prétention à apporter le salut, et met en garde, d’autre part, sur la prétendue méthode qu’offrirait la philosophie pour être heureux. A la recherche d’une définition de la philosophie entre exercice spirituel, art du raisonnement ou thérapie (le souci de soi), Rémi Brague invite à voir plus sobrement dans la philosophie un effort pour penser de façon claire, autrement dit « élucider ce que l’on veut vraiment dire et tirer au clair les conséquences concrètes de ses choix intellectuels » (3).

 

Pour définir très brièvement le sens de la vie monastique, il nous semble suggestif, dans le cadre de la problématique qui nous occupe ici, de nous appuyer sur le discours que Benoît XVI a adressé au monde de la culture à l’occasion de l’inauguration du Collège des Bernardins le 12 septembre 2008 (4). L’image est forte : le représentant de l’Eglise catholique invite la France laïque dans un lieu destiné originellement à des études pour de jeunes moines au Moyen Age ! Ce fut l’occasion de présenter le principe même de la vie monastique avec l’ambition de saisir en son fondement ce qui constitue la culture en Europe aujourd’hui. Chercher Dieu et se laisser trouver par Lui sont les tâches essentielles auxquelles s’adonne le moine. Tendu vers l’eschatologie, ce dernier s’efforce de passer des choses secondaires aux réalités essentielles, c’est-à-dire de chercher le définitif derrière le provisoire. Cette recherche requiert une culture de la parole, car il s’agit de percevoir, au milieu des paroles de ce monde, la Parole. La grande tâche du moine est de ruminer la Parole de Dieu, de l’habiter et de se l’incorporer. Benoît XVI rapproche cette quête spirituelle du moine de l’attitude vraiment philosophique : « regarder au-delà des réalités pénultièmes et se mettre à la recherche des réalités ultimes qui sont vraies » (5).

 

L’histoire d’une rencontre entre refus et assimilation

 

Le rapprochement de deux dates nous suggère l’idée de la transmission d’un héritage. En 529, l’empereur Justinien fit fermer l’Ecole philosophique d’Athènes. Or peu auparavant vers 525, Benoît de Nursie avait institué au Mont-Cassin par sa règle des moines une « école du service du Seigneur » (Prologue). Symboliquement un monde culturel se ferme pour laisser la place à un autre monde culturel. Très tôt, en effet, le moine est vu comme l’héritier du philosophe de l’Antiquité et comme celui qui vit la vie même, la vie telle qu’elle mérite d’être vécue par un homme. S’organise alors une anthropologie monastique qui est identiquement une anthropologie eschatologique selon le sens évoqué par Benoît XVI.

 

Cet héritage n’a pourtant rien d’évident, car la première rencontre chrétienne avec la philosophie apparaît plutôt désastreuse. Il est rapporté aux Actes des Apôtres (17,18) comment des philosophes épicuriens et stoïciens entrent en scène et provoquent le discours apologétique de Paul pour finalement se rire de lui. Il faut attendre l’œuvre des Pères de l’Eglise pour permettre une rencontre féconde entre la sagesse grecque et la nouveauté du christianisme. Les premiers Pères se déclarent volontiers « philosophes ». Pourquoi ? Parce que la sophia qu’ils recherchent en l’aimant, ils l’ont trouvée dans la personne du Christ, incarnation de la sagesse créatrice et salvatrice de l’univers. La vraie philosophie ne peut être que pratique et théorique et non se contenter de dialectique et de rhétorique. Ascèse et contemplation apparaissent indissociables. Loin d’une copie servile de l’idéal grec, il s’agit de la plus légitime appropriation de la plus authentique tradition chrétienne : la vie apostolique dans l’étroite suite du Christ. Le but de la vie du moine est de parvenir par la porte de la charité à la connaissance, l’expérience et la vision de Dieu. La « philosophie chrétienne » s’identifie alors à la vie ascétique et monastique. Guerric d’Igny (v.1070-1157) définit le monastère, école de vie spirituelle, comme une école de philosophie chrétienne. La vie contemplative du moine reprend ainsi l’idéal de la vie contemplative du philosophe depuis Aristote (bios theoretikos) et theoria signifie dans la langue latine « la contemplation », comprise comme expérience de l’union à Dieu, comme couronnement de l’ascèse et de la prière (6).

 

Dans l’organisation du travail universitaire au XIIIème siècle, une dissociation s’amorce cependant entre la philosophie qui perd son sens global et existentiel et la théologie qui commence à se penser elle-même comme science. La philosophie est perçue et pratiquée comme une technique sans lien avec l’expérience chrétienne. Du même coup, la renaissance d’un idéal profane de « vie philosophique » conduira à une certaine assimilation de la béatitude et de l’expérience philosophique. On assiste alors précisément à un transfert sur la philosophie des traits les plus significatifs de la vie religieuse (7).

 

Une attitude fondamentale : du « connais-toi toi-même » au « habiter avec soi-même »

 

Une bonne illustration de la rencontre entre philosophie et vie monastique est la réception par les auteurs monastiques du précepte delphique : « connais-toi toi-même » (8). La première signification semble être de rappeler à l’homme le danger qu’il encourt à se prendre pour un dieu. Il doit éviter la démesure contraire à la justice. Prendre la mesure de lui-même, connaître la fragilité de sa condition sans prétendre à la vie immortelle est vraie sagesse. Socrate infléchit le précepte de son sens religieux au sens philosophique : l’homme doit avant tout prendre soin de son âme. En se connaissant soi-même, il découvre qu’il ne sait rien !

 

Le pape Grégoire le Grand (540-604), biographe de saint Benoît, insistera à son tour sur l’importance de se connaître soi-même. Si l’homme, libéré du souci de l’extérieur, revient à son cœur comme à une retraite qui le sépare des tumultes de la chair, il aperçoit d’abord en soi, comme Job, la même rixe qu’il fuyait dans les réalités extérieures, mais il en tire une leçon. Ce retour sur soi dans l’humilité procure une sagesse nouvelle, non plus profane, mais d’ordre contemplatif. Grégoire reformule le précepte delphique par l’expression « habiter avec soi-même », qui ne reviendra pas moins de quatre fois dans son livre 2 des Dialogues (9) consacré à la vie de saint Benoît, et qu’il s’attache à bien expliquer, la sachant sans doute nouvelle et susceptible d’être comprise de travers ou de choquer par son allure égocentriste. L’habitation avec soi-même ne consiste pas seulement en un examen des péchés, mais en un moyen pour s’élever jusqu’à la contemplation. Le repli sur soi n’a de sens pour le contemplatif qu’en vue de vivre seul à seul avec Dieu, mais il doit savoir concilier ce repli sur soi avec la charité. Si l’homme intérieur habite avec soi-même, c’est pour y cohabiter avec le Christ.

 

Saint Bernard, pour sa part, insistera sur le rôle de l’humilité. Il faut éviter à la fois l’excès de témérité comme l’excès de timidité. L’humilité permet la vraie connaissance de soi comme la confiance est raisonnable en raison des bienfaits reçus. Il faut se connaître pour craindre Dieu, mais il faut le connaître pour l’aimer. Si nous nous ignorons, nous ignorons l’humilité, si nous ignorons Dieu, nous ignorons l’espérance (10). Jean-Louis Chrétien résume admirablement cette vérité :

L’humilité est la réponse proprement chrétienne, et donc paradoxale, à l’injonction du « Connais-toi toi-même ». « Toute ton humilité est de te connaître », dit saint Augustin. Rien de moins, rien de plus, à condition d’entendre que cette connaissance risque tout notre être. Elle est connaissance de soi devant Dieu, et toute humilité est de rencontre : nous ne sommes humbles que là où nous rencontrons Dieu, et Dieu ne peut nous rencontrer que là où nous sommes humbles. D’emblée, elle est vis-à-vis, et non pas solitude, réponse, et non pas monologue intérieur (11).

 

Au XXème siècle, la philosophe Simone Weil (1909-1943) estimera la philosophie, la recherche de la vérité, comme une activité qui engage tout l’être. La philosophie consiste en une certaine attitude, une certaine orientation, un certain regard. En un mot, elle doit permettre une transformation de soi. La réflexion suppose une transformation dans l’orientation de l’âme qui est à comprendre comme un détachement. Cette transformation de soi a pour objet d’établir un ordre dans la hiérarchie des valeurs, donc encore une orientation nouvelle de l’âme (12).

 

Conclusion

 

Le rapprochement très succinct que nous avons proposé entre le moine et le philosophe nous a conduits à dépasser le sens moderne de la philosophie comme simple théorie ou technique de connaissance pour l’apprécier comme nécessaire sagesse vécue, comme une manière de vivre selon la raison. La philosophie antique que rencontraient les premiers moines n’était pas la discipline moderne que qualifie strictement et simplement l’acte de penser dans l’exigence de rationalité, hors de tout a priori de foi ou de croyance. Elle était tout à la fois une ascèse personnelle, un combat politique, une sagesse religieuse, une méthode pour connaître et une connaissance pour agir, une posture morale enfin. Par ailleurs l’orientation eschatologique n’est pas la spécialité du moine. Toute vie chrétienne est eschatologique, initiée au baptême dans le Christ, et fait de nous des pèlerins ici-bas cheminant vers le Père. La vie du philosophe comme celle du moine n’est pas fuite du monde, mais chacune à sa manière saisit le caractère symbolique de l’existence terrestre et recherche en conséquence la juste attitude de vie qui, pour le moine, se situe nécessairement dans un rapport entre ciel et terre. Sa motivation ne pourra être autre que celle d’un amour, en voulant prendre son temps, s’y consacrer. S’arrachant à la multiplicité, il se simplifie pour le regarder Lui ! L’émerveillement s’épanouit en louange.

 

Notes

 

(1) Il nous semble toujours instructif de consulter Internet pour reconnaître les schèmes de pensée contemporains. Nous avons eu ainsi la curiosité de proposer ce titre « le moine et le philosophe » à Google pour se voir proposer le livre suivant : Revel, Jean François/ Ricard, Matthieu, Le moine et le philosophe. Un père et son fils débattent du sens de la vie, Paris 1997. Nous n’avons trouvé immédiatement aucune référence au monachisme chrétien en lien avec la philosophie. Nous ne considérerons pourtant ici que la forme chrétienne de la vie monastique, inspirée de saint Benoît.

(2) Ludwig Wittgenstein (1889-1951) entendait souligner que la philosophie n’équivaut pas à une doctrine mais à une activité, cf. Tractatus logico-philosophicus, § 4. 412 (trad. Franç. Pierre Klossowski, Paris 1961). La philosophie ne doit jamais devenir une fin en soi mais simplement aider à l’élucidation de la position de chacun.

(3) Brague, Rémi, La métaphysique a-t-elle un avenir ?, in : Etudes (décembre 2009) 629-640, ici 636 sur le sens de la philosophie.

(4) Benoît XVI, Chercher Dieu. Discours au monde de la culture, Paris 2008.

(5) Ibid., 20. Ce discours du Pape fera mention à plusieurs reprises d’un classique de la littérature monastique : Dom Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Age, Paris (1957) 31990.

(6) Voir Leclercq 1990, 98-102.

(7) Le Du souverain bien ou De la vie philosophique (De summo bono seu de vita philosophica) de Boèce de Dacie (XIIIème siècle) en est un témoin éloquent.

(8) Platon, Alcibiade I, 129b-130e. Pour cette réception du précepte delphique, nous nous appuyons sur l’œuvre magistrale en trois volumes de Courcelle, Pierre, Connais-toi toi-même. De Socrate à saint Bernard, Paris 1974-1975.

(9) Grégoire Le Grand, Dialogues, II, 3, 7 (SC, 260, 144) : « habitare secum ».

(10) Voir les références pour saint Bernard, in : Courcel 1974, tome 1, 258-272.

(11) Chrétien, Jean-Louis, Le regard de l’amour, Paris 2000, 14.

(12) Voir David, Pascal, La philosophie comme transformation de soi, in : Delsol, Chantal (éd.), Simone Weil, Paris 2009, 105-151.

 

Rédigé par Nicolas Vinot Préfontaine

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