Connais-toi toi-même... et fais ce que tu aimes

Publié le 3 Octobre 2012

Recension du livre de Lucien Jerphagnon, Connais-toi toi-même… et fais ce que tu aimes, Albin Michel, 2012 (recension parue dans La Revue d'Etudes, n°1034, octobre 2012, p.69-70).

 

Philosopher est un risque ! Car en rendant compte qu’une autre vision du monde est possible, la réflexion philosophique vient perturber notre confort intellectuel ainsi que la tentation de la pensée unique. Or faute d’assez s’étonner, l’homme réduit tout à sa mesure, Dieu compris !

 

Trouver la méthode nécessaire pour aborder la question du passé nous oblige à une double interrogation : comprendre comment une pensée vient jusqu’à nous (le halo de la tradition), comprendre comment ce qui a précédé l’a rendue possible (le foyer de la tradition). C’est une telle interrogation que nous propose cet ultime recueil d’articles de l’historien français de la philosophie Lucien Jerphagnon, décédé le 16 septembre 2011 à l’âge de 90 ans. Disciple de Vladimir Jankélévitch, proche de Paul Veyne et Jacqueline de Romilly, Lucien Jerphagnon était spécialiste de la pensée grecque et romaine, plus particulièrement de saint Augustin, dont il a assuré l'édition des trois volumes pour la collection Bibliothèque de la Pléiade. Sa grande clarté d’exposition rend son œuvre précieuse pour qui veut aborder mieux armé la question du passé.

 

La lumière grecque. Dans une première partie, Lucien Jerphagnon nous fait partir logiquement de la source même de la réflexion philosophique, où mythes et raison ne sont pas à comprendre comme incompatibles mais tout au contraire comme complémentaires : goût d’espérer et appétit de savoir s’appellent l’un l’autre. Jerphagnon vérifie cette nécessaire tension par deux figures majeures : Platon et Plotin. Le petit chapitre sur Platon insiste sur la dimension politique de sa philosophie : c’est un théoricien de la politique à la recherche de la cité idéale. Avec Plotin, ce qui est au-delà de l’intellect, n’est pas un infini qui le borne mais un absolu qui le fonde. C’est la figure même de ce monde qui s’en trouve renouvelée. L’expérience de la contingence des choses ne sombre pas dans un bas matérialisme mais nourrit l’intuition d’une transcendance possible.

 

Ce que nous devons à Rome. Une deuxième partie nous transporte à Rome où tout l’art consistera à nous faire comprendre que ce changement de lieu ne nous éloigne pas d’Athènes mais nous y ramène sans cesse. Le génie romain est dans l’appropriation de l’énorme avance du monde hellénistique. Et c’est précisément ce que nous devons à cette fameuse pax romana qui met fin aux luttes locales en instaurant un universalisme dans le respect des sensibilités locales. Au fil des pages, Jerphagnon évoque plusieurs Césars et corrige nos représentations de la Rome éternelle trop souvent inspirées par de fausses images (voir la présentation toute en finesse de « Constantin sans péplum »). Cette Roma aeterna renvoie à douze siècles d’une histoire difficile à aborder tant notre mentalité moderne en est éloignée. C’est ici qu’un guide comme Jerphagnon est précieux pour nous donner les repères indispensables : la sacralisation de la fonction de l’empereur, la véritable « égyptomania » qui règne depuis les aventures d’Antoine et Cléopâtre, une conscience des hommes enfin tout autant collective qu’individuelle ou justement individuelle parce que collective !

 

A la croisée des chemins, saint Augustin. Une troisième partie est entièrement consacrée à un seul auteur dont il est aisé de constater qu’il aura toujours fasciné notre auteur : saint Augustin. Une des raisons vient sans doute que le docteur d’Hippone est à la croisée des chemins entre Rome et Athènes. A la l’époque d’une romanité sur sa fin, Jerphagnon nous montre Augustin à l’école de Plotin. Le portrait d’Augustin est ciselé par l’art de la concision de notre auteur : « Chrétien par conviction, prêtre par surprise, évêque par devoir, il ne renonça pas pour autant à penser. » Tout est dit d’un homme charnière avec qui, selon Jerphagnon, la pensée médiévale commence. Les lignes consacrées au maître-ouvrage des Confessions s’avèrent une merveilleuse invitation à rentrer dans la lecture de cette « lettre ouverte à Dieu », où loin d’un incongru étalage de soi, Augustin se montre fidèle à l’esprit de la littérature classique, tout en offrant une nouveauté radicale dans la compréhension de l’homme à la lumière de la Révélation.

 

L’impasse de l’hérésie. Une quatrième partie se situe dans l’ombre d’Augustin, chercheur passionné de la vérité. Or l’émergence du monde chrétien et son effort incessant de clarification du message qui le constitue vont être confrontés à plusieurs tentations intellectuelles dans un contexte de syncrétisme. Par quatre illustrations – la tentation gnostique, l’arianisme, le donatisme et le pélagianisme –, Jerphagnon nous donne d’assister aux marges du christianisme à l’éclosion d’hérésies d’autant plus séduisantes qu’elles ne viennent pas bêtement s’opposer à la doctrine commune mais plus subtilement durcir un aspect au point de déséquilibrer la cohérence d’ensemble du message chrétien. L’étymologie grecque du mot hérésie est rappelée utilement : « préférence ou choix ». Ce détour dans les marges de la « vraie doctrine » s’avère d’autant plus précieux qu’en eux, Jerphagnon perçoit une tentation lancinante de l’esprit humain persister jusqu’à nos jours. Le besoin de réponses aux énigmes du monde, dont la question du mal, laisse la porte ouverte aux raccourcis intellectuels.

 

Principes épistémologiques. Une cinquième partie nous fait quitter une perspective historique afin de rendre compte des présupposés méthodologiques de l’auteur. Jerphagnon choisit en effet ne nous révéler une importante filiation pour la formation de sa propre pensée. Deux auteurs modernes se découvrent être les maîtres de notre auteur : Bergson et Jankélévitch. Dans une dense étude sur la notion implicite de la banalité dans la philosophie bergsonienne, c’est le rôle du langage dans sa relation au réel qui est interrogé. D’un côté le langage induit à une inévitable réduction dans la perception du réel, et d’un autre côté nous oblige fort heureusement à sortir d’un solipsisme malsain. Une fois de plus, la préoccupation de contrarier nos habitudes mentales afin de rester réceptif à l’originalité des choses est soulignée. Les études consacrées à Jankélévitch insistent sur le caractère déterminant de ce qui dépasse la perception immédiate de la raison : « La raison se satisfait du mystère dès lors que c’est de l’Absolu qu’il s’agit. »

 

Le déploiement d’une méthode. La sixième partie du livre intitulée « Variétés » peut être considérée comme la justification pratique de la méthode qui a guidé toute l’œuvre de Jerphagnon. Variétés, car il s’agit de mettre en relief la même chose, selon des angles d’attaque différents : cette chose apparaît toujours autre, toujours différente, toujours singulière. Or notre tentation habituelle est d’absolutiser notre propre manière de vivre comme nos petites idées. Oser penser par soi-même passe par une culture profonde afin d’être en mesure de vivre avec d’autres âges et de converser avec d’autres époques.

 

 

Ce livre recueille des textes d’origine diverse sur plus de 50 ans. L’étude sur Bergson remonte à 1962. C’est ainsi une très belle entrée dans l’œuvre de Jerphagnon qui a véritablement l’art de nous rendre contemporains de lieux et de temps fondateurs de notre modernité. Cette anthologie peut avantageusement se poursuivre par la lecture de son Histoire de la pensée. D’Homère à Jeanne d’Arc, Pluriel 2010, dont l’introduction semble venir tout droit des pages que nous venons de parcourir. Nous y retrouvons notamment la compréhension de la langue comme un système de références, un recueil d’images et de concepts. C’est une sensibilité, une vision du monde qui n’appartient qu’à elle, et qui vient au contact des autres visions, elles-mêmes concrétisées dans d’autres idiomes. S’y frotter est le meilleur moyen de se vacciner contre le « politiquement correct », comme il apparaît essentiel de ne pas se couper des sources antiques de l'histoire et du passé pour nous aider à penser l'avenir.

 

Rédigé par Nicolas Vinot Préfontaine

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