Crise de la philosophie et philosophie de la crise

Publié le 2 Septembre 2013

Article paru dans : La Revue d’Etudes, septembre 2013, p.11-12.

 

 

A l’heure où la notion de crise envahit tous les discours et tous les domaines, la philosophie a-t-elle quelque chose à nous dire de spécifique ? Quelle est sa légitimité, surtout si elle-même est jugée en crise, à moins que ce ne soit là précisément la raison profonde de sa pertinence ?

 

Dans le cadre majestueux des Bernardins, le 24 janvier 2012, trois philosophes (Jean-Louis Vieillard-Baron, Philippe Capelle-Dumont et André Comte-Sponville) étaient sollicités afin de s’exprimer sur le thème suivant : « Crise de la philosophie et philosophie de la crise ». En nous inspirant très librement de ce débat consultable sur Internet (Le lien de l'émission), nous souhaiterions nous interroger sur le regain d’intérêt que connaît la philosophie au-dehors des chaires universitaires pour y discerner les attentes légitimes du grand public mais aussi mettre en garde contre la tentation de réponses toutes faites face aux interrogations lancinantes de nos contemporains.

 

Philosophie de la crise

 

Essai de définition

 

La crise (krisis en grec) désigne le jugement, le tri, la séparation mais aussi la décision et le moment décisif qui, dans l’évolution d’un processus incertain, permet d’énoncer un diagnostic et ainsi une sortie de crise. La crise se développe fondamentalement dans une temporalité. Elle est le moment où il faut faire preuve de discernement, opérer des choix et prendre des décisions. L’articulation du passé, du présent et du futur ne se pensent pas de manière univoque. Au sein de chaque présent, les dimensions temporelles du passé et de l’avenir peuvent être investies différemment. Mais il faut ici préciser que si la crise se développe dans une certaine temporalité, elle est également un révélateur au sein d’une certaine expérience du temps.

 

Il est intéressant à cet égard de relire quelques pages de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide où nous trouvons un des premiers emplois du mot crise pour caractériser cette période si déterminante que fut le Ve siècle avant J.C. Les observations critiques de Thucydide révèlent une compréhension complexe de la nature humaine. L’homme est un être infiniment industrieux, non seulement désarmé face à la mort, mais surtout en proie aux passions destructrices, à l’aveuglement et à la démesure. Sa volonté de puissance ne connaît pas de limites. C’est l’accroissement des possibilités humaines qui, du fait de la démesure et de l’oubli des limites, fait courir le risque de l’échec. La crise est ainsi au croisement d’une vraie capacité de l’homme et d’une nature humaine marquée par l’emprise des passions irrationnelles. La crise se lit donc à plusieurs niveaux entre le passage incessant de l’ancien au nouveau, du réel pouvoir-agir des hommes à l’inévitable contingence de nos vies, des évidentes capacités d’innovation aux passions autodestructrices. Prise entre le mortel, le fragile et le perdurable, la crise peut certes devenir un moment de vérité, mais elle doit alors être comprise comme le signe d’une contingence jamais abolie face à l’inventivité des hommes.

 

Caractéristiques actuelles

 

Au regard de l’usage très ample qui est fait aujourd’hui de la notion de crise, il semble bien que cette notion ne soit pas simplement utilisée comme un concept qui rend compte d’une réalité objective mais aussi comme une métaphore qui rend compte d’une expérience vécue. Nous habitons un monde incertain qui a vu s’évanouir non seulement l’idée de temps nouveaux et la croyance au progrès mais aussi l’esprit de conquête. Notre présent est envahi par La crise. Ce singulier collectif qui englobe des registres aussi différents que la politique, l’économie ou la culture, semble désigner le milieu et la norme de notre existence.

 

Il importe alors de souligner la pertinence anthropologique d’une telle notion de crise quand elle est comprise comme un appel à exister. Je suis « en crise » quand je ne me réalise pas par mes projets, que ce soit sous la forme d’une intention ou d’un acte de volonté, et que je suis au contraire le plus souvent renvoyé à moi-même par ma capacité ou mon incapacité à me dépasser pour accéder à moi-même. Je découvre alors une opacité, une résistance qui dévoile la profondeur de l’existence, par le choc de la confrontation au réel.

 

Crise de la philosophie

 

Un état « congénital » à la philosophie

 

On définit habituellement la philosophie comme étant l’ « amour de la sagesse ». L’étymologie du mot conduit à cette interprétation. Ainsi la philosophie n’est-elle pas « science » de la sagesse mais désir qui rend témoignage de l’insatisfaction intrinsèque de l’esprit. L’homme n’existe qu’à partir d’une expérience critique dans laquelle son mode de présence au monde, aux autres et à soi-même est comme menacé. Or la philosophie commence précisément comme une crise, en ce qu’elle renonce à faire passer les opinions que chacun peut légitimement émettre pour des vérités éternelles. Chantal Delsol comprend ainsi le rôle du philosophe face à ses contemporains : « Il est un éveilleur. Son patron est Socrate l’accoucheur. Il fait surgir dans les esprits les questions que chacun porte en soi. »

 

On attend bien sûr du bon élève en philosophie qu’il sache répondre avec originalité aux grandes questions classiques de la philosophie. La pertinence de la démarche philosophique ne se situe pourtant pas dans les bonnes réponses. L’essentiel n’existant pas en soi, ne faut-il pas reprendre sans cesse nos questions afin de les reposer d’une manière plus adéquate, apprendre à se laisser interroger par celui qui est différent de soi, s’instruire et s’enrichir au contact des grandes expériences de l’humanité ? Il ne faut pas vouloir forcer la réponse, tout au contraire se laisser patiemment travailler non seulement au niveau proprement intellectuel mais aussi « existentiel » en ce sens qu’une pensée véritable requiert toujours un engagement personnel.

 

Tendances actuelles

 

La traditionnelle épreuve de philosophie au baccalauréat est l’occasion annuelle pour les médias de s’interroger sur la place de la philosophie aujourd’hui. Le journal La Croix dans son édition des 15 et 16 juin 2013 a consacré un dossier en posant explicitement la question : A quoi sert la philo ? Les nouvelles formes de l’exercice philosophique hors de l’école mais aussi loin des chaires universitaires sont à cet égard très évocatrices. Si on prend comme point de départ le succès du Monde de Sophie de Jostein Gaarder (1991), on repère facilement l’effervescence des cafés philo comme des universitaires populaires. Le mensuel Philosophie Magazine de son côté voit ses ventes augmenter.

 

Les nouvelles pratiques de la philosophie révèlent certainement une quête de sociabilité. Bénéficient-elles d’un effet de crise qui ramène aux questions existentielles ? Le rédacteur en chef de Philosophie Magazine observe que parmi ses lecteurs, « nous avons un quart de 15-25 ans et beaucoup de cadres qui, vers 40-45 ans, sentent que la vie professionnelle les assèche et ont envie de renouer avec le monde intellectuel ». Ce que la philosophie peut apporter aujourd’hui, c’est la puissance de mise en ordre des différents domaines de réflexion et de savoir, c’est aussi une sagesse, une manière de vivre, une spiritualité qui implique l’exercice de la réflexion sur soi, voire l’expérience métaphysique comme exercice spirituel.

 

Ce n’est pas en effet d’être « projet du monde » qui fait que je suis moi, mais c’est ma façon d’accueillir, d’endurer les événements et d’être par eux mis en demeure d’exister dans l’instant éclaté qui fait que je suis moi. Pouvons-nous jamais être assuré du cours de notre existence, de notre propre être et de trouver le sens même des épreuves que nous traversons ? Nous avons en même temps du mal à nous dessaisir de nous-mêmes, à nous retirer du tumulte et du trop-plein du monde afin de faire apparaître un « vide efficace », une béance qui ouvre la possibilité de l’événement. Or la rencontre vraie avec le monde, les autres et avec nous-mêmes est à ce prix. Ainsi accepter de traverser la vie faite de crises multiples en acceptant de se confronter à de telles questions, voilà un service précieux que la philosophie peut offrir à l’homme aujourd’hui.

 

Indications bibliographiques

Mattéi, Jean-François, Le sens de la démesure, 2009.

Revault d’Allonnes, Myriam, La crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Paris 2012.

Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Paris 1999.

Rédigé par Nicolas Vinot Préfontaine

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