Précis de l'action

Publié le 4 Décembre 2013

Article paru dans : La Revue d'Etudes (Décembre 2013) 75-76.

 

Une recension de : Bertrand Saint-Sernin, Précis de l’action, Cerf, Paris, septembre 2012, 238 pages, 29€.

 

 

Selon une présentation à la fois historique et systématique, Bertrand Saint-Sernin, philosophe, nous offre une magistrale synthèse de ses travaux antérieurs qui s’efforcent de répondre à la question suivante : qu’est-ce en vérité qu’agir ? Répondre à cette question suppose de considérer non seulement les conditions de possibilité de l’action mais aussi sa puissance de révélation sur l’agent, l’homme lui-même.

 

A première vue, réfléchir sur l’action semble pertinent afin d’augmenter les chances de son succès ou afin de s’assurer de sa bonne moralité. Or ni la visée utilitaire ni le point de vue moral ne permettent de rendre suffisamment compte de l’enjeu de l’action. Pour le dire d’emblée, réfléchir sur l’action, c’est réfléchir sur l’homme lui-même : « L’action a une portée métaphysique : elle révèle le sens de l’existence. » Ce précis de l’action s’attache alors à montrer la nécessaire conjonction de deux approches : celle qui met toujours plus en lumière l’aspect rationnel de l’action, l’autre qui sonde sa phase opaque où se puisent pourtant de puissants ressorts.

 

 

L’action n’est jamais le seul fruit d’un calcul

 

Il importe dans un premier temps de se poser la question de la possibilité d’une action. Une action initie un commencement, même si elle s’inscrit dans une chaîne ininterrompue de causes (formelles et efficientes). Pour qu’il y ait action, il faut donc qu’il y ait reconnaissance d’une liberté comprise précisément comme l’origine d’un acte (p. 26). Qu'est-ce que l'action ? Une rupture dans le cours du temps, une prise de risques, un commencement. L'agent, tel le plongeur quittant le bord (voir l’illustration de la couverture), ne peut revenir en arrière ; l'exécution l'engage tout entier, corps et âme ; il doit faire confiance au monde, aux autres et à lui-même. C'est par l’action que la nouveauté entre dans la nature et dans l’histoire. La tentation est alors toujours plus grande de chercher à rationaliser toutes les étapes de l’action afin d’obtenir des résultats absolument certains. Or nous constatons un mélange inextricable entre les caractères invariants et les caractères variables de l’action. Si la référence aux valeurs ne suffit pas, le succès de l’action dépend pourtant en grande partie de la sensibilité des agents à des croyances, des institutions et à des pratiques qui ne sont pas les leurs. Par ailleurs, le hasard comme la contingence de toute action ne disparaissent jamais totalement. Il y a ainsi toujours une distance, une distance constitutive de l’action, entre son plan et son exécution. L’incertitude et le risque sont consubstantiels à l’action.

 

 

L’action révèle l’homme à lui-même

 

Loin du simple comportement mécanique ou du geste anodin, l’action est un événement qui a pour auteur un individu. Elle modifie le monde extérieur, change son auteur et révèle les valeurs auxquelles il adhère. Autrement dit, l'action nous révèle notre identité profonde. « Il y a dans toute action une double rencontre : avec le monde et avec soi. Ces deux rencontres contiennent une égale incertitude : l’agent ignore comment les choses tourneront  et il ignore quelle figure il fera » (p. 10). Si les modèles, notamment mathématiques, d’analyse de l’action et d’aide à la décision s’emploient à réduire la part des risques, voire à intégrer le hasard ou à contrôler les impondérables dus aux circonstances ou aux intérêts divergents d’autrui, il convient aussi de s’intéresser à  l’autre dimension de l’action, à sa part d’ombre, c’est-à-dire à l’opacité du phénomène qui se manifeste dans la séquence se déroulant entre le projet (ou la décision) et l’action elle-même. Les maux de l’âme notamment viennent contrecarrer le succès de l’action qui lui échappe. L’auteur observe que de l’Antiquité à nos jours, on a toujours eu recours à deux approches aussi différentes que celle des mathématiques et celle de l’art pour représenter l’action, en son dualisme inévitable. La littérature tout particulièrement rend compte des mouvements intérieurs qui décident, le plus souvent à notre insu, de notre conduite dans l’action.

 

 

L’action est ambivalente

 

La nature de chaque être se présente en effet comme une réalité vacillante. Ce que nous savons de nous-mêmes, nous l’apprenons à la faveur de circonstances fortuites ; mais les circonstances ne mettent pas directement à nu notre nature. L’action fait surgir un amalgame de traits enracinés et de rêves flottants. Ainsi, le destin d’une action ne se loge pas seulement dans l’opacité des forces interagissantes ou des volontés contraires, mais il doit également se frayer un chemin dans la distance incertaine entre les rêves et l’action, entre la volonté imaginée et la résistance effective. A cet égard, la connaissance des passions de l’âme et, tout particulièrement, des émotions que l’on ressent ou des peurs que l’on éprouve, est indispensable à la conduite de l’action. Pour bien agir, il faut s’y préparer en se construisant une sorte d’habitacle intérieur. Bertran Saint-Sernin choisit l’image maritime de « chambre de veille », afin de  savoir s’orienter sur la mer trouble des maux de l’âme (p. 129). L’action ressemble aussi à une naissance : « Le projet doit quitter le chaud royaume intérieur des cœurs pour entrer dans le monde, qui apparaît comme étranger et presque hostile, puisqu’il est fait de forces qu’aucun art ne peut rendre familières et sûres » (p. 60). Toute la difficulté de l’entraîneur sera d’instruire son élève de l’ambiguïté de l’action : celle-ci est certes salvatrice, parce qu’elle fait crever la bulle des illusions, mais elle engendre aussi d’autres illusions.

 

 

Agir, c’est trier

 

Au regard de cette ambivalence se pose la question de l’appui que l’homme d’action ne trouve pas spontanément en lui-même.  Le plus souvent, c’est un regard extérieur qui nous aide à trouver les éléments avec lesquels construire notre abri propre (notre chambre de veille) afin d’écarter les matériaux imaginaires au profit des matériaux réels. En combinant audace et prudence, l’homme d’action est celui qui a su discerner grâce à autrui son talent propre. Le discernement des êtres est proprement nécessaire à l’homme d’action, car sans lui, il ne peut ni décider ni manier les hommes ni les commander. Ce don de discernement est une sorte d’intuition intellectuelle. Il n’a pas pour objet le moi empirique, mais la partie de l’esprit qui détient dans l’existence concrète d’un homme le rôle-clé du vouloir et de l’agir. En s’appuyant sur le traité De l’âme d’Aristote, Bertrand Saint-Sernin énonce alors la règle suivante : « Agir, c’est trier ». Sans finesse et sans justesse de sensation, il n’y a pas d’action, aussi simple soit-elle. « Pour agir, l’individu a besoin d’une sorte d’écoute passive ou plutôt plastique des situations et des êtres. Faute de cette réceptivité première, il ne découvrirait pas l’action qui répond aux circonstances » (p. 72). Avec Joseph Conrad, l’auteur souligne le paradoxe que si nous avons en nous un étalon de mesure de nos actes et de notre être, et que nous en avons la responsabilité, nous n’en avons pas la connaissance exhaustive ni le maniement assuré. Aussi l’homme d’action doit-il s’élever à une équité supérieure, être attentif à la vérité pour opérer sans peur. Bertrand Saint-Sernin fait par ailleurs observer que la raison de la véritable autorité sur les autres est la solidité intérieure, celle de celui qui a justement su édifier en soi une chambre de veille dans laquelle, sans cesser d’être plongé dans l’action, il peut prendre du recul et garder sa sérénité.

 

 

Pour rendre compte de la richesse de ce Précis de l’action, nous n’avons pas suivi la présentation des différents chapitres. Nous avons préféré mettre en lumière l’idée maîtresse de l’auteur. L’action a une portée métaphysique car elle est un laboratoire où l’homme se transforme et change d’état,  mais elle est également un enracinement dans l’univers. L’enjeu majeur de ce livre réside en une question à laquelle nous devons répondre personnellement : l’action s’accomplit-elle tout entière ici-bas, dans l’univers visible (quantifiable) ou bien nous fait-elle découvrir, au sein du visible, un inhabitator, l’hôte mystérieux dont parle saint Augustin (p. 142) ?

Rédigé par Nicolas Vinot Préfontaine

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