Vivre ensemble la fin du monde

Publié le 21 Décembre 2012

Dans Etudes, Nathalie Sarthou-Lajus intitule son éditorial du numéro de ce mois : Fin du monde ou fin d’un monde ? Pour justifier sa question, elle s’appuie sur l’essai du philosophe Michaël Foessel, Après la fin du monde, critique de la raison apocalyptique (Seuil, 2012). En refusant à la fois l’effroi devant la fin ultime et la rage auto-destructrice, ne sommes-nous pas invités à revisiter nos capacités de « faire monde » ?

 

Rejoignant cette même problématique, un autre philosophe, Martin Steffens, nous offre à son tour un essai tout aussi stimulant : Vivre ensemble la fin du monde (Salvator, 2012). S’il est décisif de se rendre présent au monde et de ne rien ignorer des limites de la condition humaine, il importe surtout de se poser la question de la finalité du monde. La fin physique ne doit pas occulter la fin spirituelle. La fin du monde, c’est d’abord un horizon de sens qui permet aux hommes de vivre ensemble.

 

Martin Steffens commence son essai par un diagnostic des différentes théories de « fin du monde ». Ce premier chapitre « Lisbonne 1940 » prend comme fil conducteur l’expérience d’Antoine de Saint-Exupéry relatée dans Lettre à un otage (Gallimard, 1944). Au moment de partir vers les Etats-Unis, l’auteur se heurte au comportement frénétique des émigrants au casino de Lisbonne, où tout semble frappé d’irréalité. L’abondance d’argent se faisant que mieux apparaître un manque évident de densité, l’ « émigrant malgré lui » qu’est devenu Saint-Exupéry veut fuir sans être fugitif, fuir physiquement mais non point moralement.

 

La fin du monde n’est-elle pas précisément le plus souvent semblable à un « nulle part » (les fameuses zones), alors que nous aspirons tous à bien être de quelque part pour pouvoir le quitter, que nous pouvons aimer et par là regretter ? Nous pouvons choisir, en effet, entre subir la fin du monde ou la vivre, c’est-à-dire se situer quelque part qui sauve du nulle part. Ce souci du lieu sera bien sûr d’abord d’ordre spirituel et non géographique. C’est pourquoi Martin Steffens développe ensuite son essai en six autres chapitres, six voies, six dispositions intérieures où s’unissent contemplation et action. Le chant, l’amour de dépossession, la reconnaissance et la confiance dessinent un mode d’être afin de permettre le déploiement d’un double mode d’agir : le combat et le jeu. Vous parcourez ainsi un paysage original où vous rencontrez aussi bien Jack London, Chesterton, Green que Nietzsche, Hegel et Simone Weil !

 

La conclusion de l’essai se propose de faire l’exégèse de la citation de Simone Weil mise en exergue du livre : « Nous avons deux soucis à garder présents à l’esprit : 1/ nous sauver – i.e. ne pas délirer au milieu d’un monde en délire. C’est beaucoup. 2/ faire tout le possible pour préparer… » Saisis de stupeur face à un monde qui se perd, avons-nous à lutter, à inventer l’avenir, créer du sens, dégager de nouvelles alternatives ? L’urgence semble tout au contraire d’être au repos ! Non pas de s’enfouir dans une passivité frileuse, mais de voir toutes choses selon sa finalité, c’est-à-dire de contempler ce qui dure, ce qui est stable, reposé en lui-même. Voir le monde selon son repos, c’est l’ouvrir à plus que lui-même et nous avec ! Si l’urgence n’est pas tant de préparer demain mais de discerner aujourd’hui la présence cachée de ce qui ne passera pas, de porter sur toutes choses une attention sans mélange, notre souci premier devrait être de fonder notre monde commun en s’attachant à ce qui ne meurt pas, à ce qui est assez solide pour durer et endurer :

 

 

Nous sauver, comme dit Simone Weil, nous sauver de la désolation : littéralement, de l’absence de sol, de ce vertige où rien n’est certain que l’ivresse de régresser sans cesse plus bas. Ce repos est la seule veille qui vaille : contempler ce qui dure, ce qui est stable, reposé en lui-même. Ce sera Dieu, ce sera l’amitié véritable, la langue bien parlée, l’élève qu’on élève, la famille qu’on fonde, la parole qu’on habite, les poèmes de Supervielle, les dialogues de Platon… (p. 178)

Tout faire pour préparer… ces points de suspension sont donc le plus beau projet. Ils semblaient exprimer la stupeur face à un monde qui se perd, invinciblement. Ils sont en réalité le silence qui, dans le bruit et la fureur, prépare la rencontre (p. 180).

Vivre ensemble la fin du monde

Rédigé par Nicolas Vinot Préfontaine

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