Réflexion intempestive sur la gravité du viol

Publié le 29 Juin 2015

J'ai la joie de présenter aux lecteurs fidèles ou occasionnels de ce blog le travail de Yan Warcholinski, professeur de français et ancien doctorant en philosophie à Paris VIII. Le sujet de ses recherches concerne le phénomène de désaggravation du viol. Son intention est de contribuer à mettre un terme à cette désaggravation. NVP

 

 

La désaggravation du viol

 

Évidemment que le viol est grave. Cependant, cette clarté ne concerne que le viol théorique. Dans les faits, c'est plus compliqué. Quand le viol est révélé, les réactions consistent régulièrement à gommer cette gravité. Il existe trois attitudes. La première est de ne pas croire la victime : pas de viol, pas de gravité du viol non plus. Une autre possibilité consiste à minimiser ce qui est arrivé, à faire comme si de rien n'était, ce qui revient non pas à nier l'existence du viol, mais sa gravité. Enfin, la victime pourra aussi être remise en cause, par les petites questions assassines, comme « Que faisais-tu dehors ? seule ? si tard ? en jupe ? etc. ». Si la victime est un peu coupable, ça ne peut plus vraiment être un viol, ce qui veut dire que ça ne peut pas être aussi grave que ça. En somme, le viol est grave, mais quand il arrive, soit il n'a pas existé, soit ce n'est rien, ou alors la victime y est un peu pour quelque chose. Le but étant à chaque fois d'effacer la gravité du viol... Telle est donc la spécificité du viol, car ni le meurtre, ni aucun autre crime ne génère ces réactions de désaggravation. Pas aussi souvent.

 

 

La problématique du viol

 

Ici commence la réflexion du viol, mais elle n'est pas encore philosophique. Pour qu'elle le devienne, il faut une problématique, c'est-à-dire une contradiction entre deux évidences. Pour l'instant, on n'en a qu'une : la gravité du viol. Alors il faut analyser les termes. Qu'est-ce qui définit le viol ? Pour faire court, il s'agit d'une pénétration sexuelle non consentie. Or, là est bien tout le problème, car la gravité ne dépend pas du consentement. Exemple. Si un meurtre est grave, ce n'est pas parce que la victime n'était pas consentante, mais parce qu'elle est morte. Et il en va de même pour tout acte comportant de la gravité : trafic d'organe, expérimentation humaine, déportation, etc. La gravité ne dépend pas du consentement car, même consentis, tous ces actes conservent de la gravité. Ce n'est pas parce que le suicide est consenti qu'il cesse d'être grave, et ainsi des autres actes graves. La gravité ne dépend pas du consentement. Ce principe permet donc de poser la problématique suivante :

 

1) Si la gravité ne dépend PAS du consentement,

2) et que la gravité du viol ne dépend QUE du consentement,

3) alors la gravité du viol n'est pas inscrite dans sa définition !

 

Telle est donc la problématique du viol, mais aussi la cause de sa désaggravation, car lorsqu'un acte ne dépend que d'un oui ou d'un non, il est sans gravité. Si vous aviez vingt euros dans votre poche, puis que vous ne les possédez plus, soit vous les avez donnés, soit on vous les a pris. Tout ce qui distingue l'un de l'autre, c'est le consentement. C'est pourquoi la gravité du viol ne saurait être définie seulement par l'absence de consentement, elle ne saurait dépendre que d'un oui ou d'un non, car le consentement n'est pas à confondre avec un simple « oui ». Un « oui » est seulement subjectif, alors que le consentement est soumis à des conditions, donnant un cadre à la gravité. Voilà pourquoi un consentement est dit « éclairé », car un acte grave comporte des risques qui doivent être connus, pour que le consentement soit valable. Voilà donc ce qui manque : nous savons que le viol est grave, mais nous ignorons en quoi consiste cette gravité. Pour l'instant, on ne parle que de contrainte, d'absence de consentement, sans pouvoir préciser - éclairer - à quoi on ne consent pas. Mettre fin à la désaggravation du viol, c'est expliciter sa gravité, rendre manifeste ce qui est cassé quand la pénétration sexuelle n'est pas consentie.

 

 

Expliciter la gravité du viol

 

Nous savons que le viol est grave, mais nous ignorons en quoi consiste cette gravité, parce qu'elle est implicite. D'où la désaggravation du viol. Mais expliciter la gravité du viol est difficile, car à chaque fois, les réponses expéditives affluent. On parle de blessures, de lésions internes ou de MST. Ce qui est vrai. Le problème étant que cela ne concerne pas toutes les victimes. Réduire la gravité du viol à des conséquences physiques, c'est exclure les cas où celles-ci sont limitées. Ce qui entretient la désaggravation. Pour identifier la gravité du viol, il faut d'abord définir la gravité. La gravité est ce qui désorganise. Quand un organe devient manquant, le corps doit se réorganiser. En ce sens, la mort est à comprendre comme l'impossibilité de toute nouvelle réorganisation. Est grave ce qui désorganise, c'est pour ça que la gravité est durable. Et pour le viol, ce qui persiste, ce ne sont pas les lésions physiques, mais psychiques, car le corps ne se réduit pas à du biologique, il est à comprendre comme un organe psychique. Ce qui change tout, car alors, entrer de force dans un corps ne concerne plus seulement le consentement, un désir ponctuel, mais l'intégrité du psychisme. Ce qui veut dire que le viol ne doit plus être défini seulement par la contrainte, mais comme une effraction de la frontière corporelle. Si cette nouvelle définition nomme ce qui est cassé, si la gravité y est explicite, elle pose un autre problème, qui consiste à expliquer ce qui relie la frontière corporelle et le psychisme. Ce dont il est ici question.

 

 

La frontière corporelle : ce qui relie le corps et le psychisme

 

Quel lien pourrait exister entre le psychisme et le corps ? ou, pour le traduire en termes cartésiens : quel rapport pourrait-il y avoir entre la substance pensante et l'étendue ? Il existe un point commun entre tout être humain, un besoin psychique équivalent à la soif ou la faim, qui consiste à fabriquer de la valeur. C'est-à-dire tout ce qu'il y a de vertical chez l'humain, à savoir ce qui nous pousse à réclamer la justice, à nous révolter, à admirer la beauté, mais aussi à avoir des amis, une famille, à faire carrière, à être compétent, ou même à critiquer, à rabaisser autrui (car alors on se sent supérieur). Et lorsque nos façons de fabriquer de la valeur ne fonctionnent plus, nous appelons cela la dépression.

 

Il est vrai que la dépression arrive, mais pas si souvent. Ce qui est étrange. Car, dans un monde où il arrive régulièrement d'être rabaissé, méprisé, manipulé, commandé, insulté, etc., l'impression de ne plus avoir aucune valeur devrait être la norme. Pourtant, il n'en est rien. Il y a quelque chose en nous qui se maintient malgré l'adversité, qui va de l'avant, une sorte de constance qui arrive à dépasser la violence dévalorisante, une sorte de filet de sécurité, qu'une discussion amicale, une geste affectueux permettra de rétablir. En cas d'épisode traumatique, cette constance s'appelle la résilience. Elle devient remarquable quand elle saisit un peuple tout entier, n'ayant jamais connu que la soumission et la peur, et qui, du jour au lendemain, de manière spontanée et coordonnée, se retourne contre l'oppresseur, ce que Camus nommait le sentiment de révolte.

 

L'humain a besoin de valeur, et face à la violence qui rabaisse, chaque personne est dotée d'une valeur constante, c'est-à-dire une identité. Or, l'identité trouve une matérialité, elle prend corps, grâce à de la frontière. Il en existe trois, trois territoires qui nous mettent à part, et produisent de l'identité. Le premier est le territoire communautaire, qui peut s'étendre à la nation, un empire, ou la tribu. Ce sont les règles culturelles qui fabriquent de la valeur. Le second territoire est le chez soi. Y sont réunis les proches, ce que nous aimons faire, autant d'éléments qui fabriquent de la valeur. La troisième frontière est corporelle, matérialisée non pas par la peau, mais par les vêtements, la coiffure, les bijoux, les tatouages, le maquillage, autant de littératures du corps qui signalent le corps comme un lieu à part, un lieu de l'identité. Ici réside la gravité du viol, car le consentement est la condition d'entrée dans la frontière corporelle, qui n'obéit pas seulement à une envie personnelle, mais à une loi ancestrale, archaïque, parce que originelle. Il s'agit du propre et du sale, du pur et de l'impur. Tout ce qui entre dans le corps doit être propre, pur, et tout ce qui en sort devient impur, excrémentiel. Ainsi, une pénétration corporelle non consentie ne renvoie pas seulement au désir subjectif, mais elle vient contester la frontière corporelle, lieu de l'identité, de ce que nous sommes. Voilà en quoi consiste la gravité du viol, qui nécessite de savoir ce qui signifie vraiment « consentir ».

 

 

Voilà donc pourquoi la gravité du viol s'évapore si régulièrement : pour la plupart, le corps se réduit à du biologique, alors qu'il est une extension du psychisme, son socle. Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi les briques de l'identité restent invisibles ? C'est que la frontière ne doit pas être manifeste, elle doit rester implicite, car elle fait obstacle au besoin biologique de la reproduction, qui elle, nécessite la pénétration corporelle. Voilà ce qui doit demeurer caché, tabou, qui fait de la sexualité le souci de toute civilisation et forme ce qu'il y a entre le masculin et le féminin.

Rédigé par Yan Warcholinski

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