Voir et vivre la beauté

Publié le 4 Septembre 2014

Article paru dans La Revue d'études, septembre 2014, p. 11-12.

 

Contempler le monde en artiste, habiter poétiquement le monde, est-ce autant d’invitations qui nous éloignent tragiquement du monde réel ou est-ce tout au contraire le vrai chemin pour être à la hauteur de notre humanité ?

 

Qu’est-ce que la beauté ?

 

Les efforts de définition de la beauté se déchirent entre positions subjective et objective : soit ce qui provoque le sentiment esthétique, soit ce qui correspond à la perfection en son genre, obéit à certaines formes d’équilibre et d’harmonie. Faut-il comprendre le beau comme ce qui plaît universellement sans concept (Kant) ou comme la manifestation sensible du vrai, l’interpénétration du contenu et de la forme (Hegel) ? Une opposition stricte entre ces deux pôles nous semble stérile. S’ajoute à ce débat la distinction entre le beau dans la nature et le beau dans la culture. Il nous suffit ici de remarquer que d’une manière très générale la beauté est une expérience existentielle élémentaire qui nous donne d’adhérer à soi-même plus profondément. Quand il s’agit de beauté, une simple vision ou perception n’est pas possible sans que notre vie s’en trouve impliquée. C’est ce qu’il nous faut comprendre : pourquoi sommes-nous appelés toute à la fois à voir et à vivre la beauté ?

 

L’appel de la beauté

 

Regarder une peinture, lire un poème, écouter une sonate, c’est reconnaître qu’ils se transforment en nous. Leur beauté nous pousse à vivre à leur hauteur, à traduire quelque chose de leur plénitude, de leur secret. Notre regard sur la beauté devient un regard intérieur et qui souvent nous surprend. Pour les Grecs, toute relation aux choses – y compris par l’ouïe et l’odorat – était pour eux un voir au sens large, c’est-à-dire un mouvement d’ouverture à ce qui se révèle en pleine lumière. La beauté est ainsi comprise comme l’éclat qui se pose sur tout ce qui surgit de l’arrière-plan obscur de la mortalité pour s’avancer vers la lumière du monde. Ce lien entre lumière et beauté est à souligner précieusement. Le Pseudo-Denys dans Les Noms divins, en s’inspirant de Platon (Cratyle, 416b-d), fait valoir que le kalon (beau) viendrait de kalleô (appeler). La lumière unit dans sa puissance tout ce qu’elle illumine et en lequel elle se multiplie. Elle rappelle les multiples vers leur origine. Ainsi de même pour la beauté, qui empêche le regard de s’enfermer en elle, mais l’appelle à la traverser vers une dimension du monde jusque-là inédite et inouïe.

 

   L’apparition des catégories du beau, du bien et du vrai relève d’attitudes de l’esprit analogues. Pour les Grecs à nouveau, la beauté est liée intérieurement à la bonté, elle en est pour ainsi dire l’éclat. Séparé du bien, le beau devient purement décoratif et finalement peu important (une simple affaire de goût, un sentiment esthétique subjectif). Une beauté qui correspondrait à une simple délectation des puissances subjectives serait incapable de révéler ce qui est. Mais séparé du beau, le bien se transforme en un seul précepte éthique bientôt ressenti comme un carcan. Or la beauté unit nos puissances subjectives (intelligence, volonté et affectivité) afin de nous rendre capables de répondre pleinement à ce qui advient.

 

Le réalisme de la beauté

 

Nous pouvons ainsi parler d’une fonction proprement pragmatique de la beauté : nous replacer en face de la réalité. Dans sa recherche de la forme, de la proportion, le souci humain de la beauté est au service de la réalité afin qu’elle s’exprime dans sa globalité et soit ainsi au-delà de la forme accueillie comme elle est. Le poète projette sur le monde et les choses ce qu’il a d’abord appris en écoutant et en regardant. Son dessein n’est pas de créer un monde idéal. Sa parole est la réponse nécessaire à ce qui fut d’abord travaillé longuement en lui-même. Quelle est l’intention de l’artiste dans sa recherche ? La fonction de la beauté est-elle vraiment de redoubler le visible, d’en être une manière de miroir fidèle, voire de suppléer à une absence insupportable ou de nous relier à ce qui est d’un tout autre ordre, notre monde en sa vérité spirituelle ? La beauté engage un certain respect, celui d’un regard encore une fois. La beauté véritable nous invite à une juste attitude, celle de la contemplation comme distance entre ma volonté et ce que je fais. La distance à laquelle m’invite la beauté cristallise et autorise la libre profondeur du regard de la connaissance : connaissance comme clairvoyance, comme clarté, comme rigueur, mais aussi comme lucidité et sens de la mesure, c’est-à-dire sens de la limite. Nous sommes à chaque fois interrogés sur notre juste distance avec ce qui nous entoure.

 

La patience de la beauté

 

Nous voyons la plupart du temps sans regarder, nous entendons sans écouter. La préoccupation incessante de nos projets nous rend distraits de la réalité. Or le monde ne cesse de nous questionner. Nous vivons souvent comme collés au monde, changeant d’opinions à la moindre impression alors que nous devrions nous laisser interroger par les questions que le monde nous pose. L’idée même que le monde puisse nous interroger suppose une attention, mais aussi une ouverture qui comporte toujours un risque. Il nous faut en effet conférer un sens à ce qui se présente afin qu’il devienne présence. Ses questions nous structurent, nous limitent et nous orientent. 

 

   Mais il serait naïf de penser qu’il y a un accès direct au beau. Il faut s’y exercer, cela demande une ascèse. La culture véritable suppose l’effort répété. Notre perception peut certes transformer notre vie, mais une sensibilité esthétique est le fruit de toute une existence. Il y a fondamentalement une unité de la pensée dans la diversité de ses manifestations. Ainsi notre environnement n’est-il jamais indifférent par rapport à notre manière d’investir le réel. Par ailleurs les images prennent sens par la vie spirituelle et intellectuelle qui les sous-tend. C’est-à-dire que je ne suis jamais un spectateur passif, mais que ce que je vois me sollicite profondément. La beauté transforme celui qui se laisse posséder par elle. Quand Thomas d’Aquin, synthétisant l’héritage grec, reconnaît trois traits essentiels à la beauté (la perfection, l’harmonie, la splendeur), il souligne surtout qu’à chacun de ses traits correspond une manière d’unité intérieure. Une chose belle illumine le monde qui l’entoure mais elle illumine celui qui se laisse transporter au-delà du donné. Le prolongement de la beauté dans ma façon d’agir naît de la beauté que j’ai contemplée : je suis les lignes hors du tableau, je prolonge la dernière note, je reconnais en autrui le don de l’être. L’expérience de la beauté ne nous éloigne pas de l’expérience du réel mais nous permet tout au contraire d’en saisir le dynamisme foncier.

 

La beauté sauve le monde

 

Dans son roman L’Idiot, Dostoïevski fait réagir le personnage athée Hippolyte à propos de l’assertion du prince Miskin qui affirme que la beauté sauve le monde. Est-ce simplement une question de foi ? Nous pourrions poser l’hypothèse suivante : qu’adviendrait-il si la beauté venait à manquer ? Dostoïevski semble nous suggérer que c’est aussi l’amour et le sens de la vie qui alors disparaîtraient (L’Idiot, tome II, chapitre 5). La beauté révèle ce qui n’est pas épuisé en une présence visible. Elle m’invite donc à me déprendre de ma passion captatrice pour accueillir ce qui m’est donné en sa surabondance. Le monde auquel l’expérience de la beauté donne accès apparaît toujours indu. L’émerveillement suscité n’est-il pas l’expérience d’une gratuité fondamentale, d’une grâce ?

 

   Saint Augustin, de son côté, confesse son décalage par rapport à la vraie beauté au profit de beautés passagères. La pointe de sa confession n’est pas de rejeter la figure de ce monde mais d’avoir finalement reconnu le lien fondamental entre beauté et vérité. La beauté est au cœur de l’homme, là où jaillit la vérité. La beauté se reconnaît dans l’âme qui perçoit la vérité, et inversement la vérité se donne dans la recherche de la beauté (Confessions X, 27, 38). A la dernière heure, nous aurons à rendre compte de l’attachement que nous eûmes pour tout ce qui nous a séduits. Aurons-nous été séduits par la beauté de la vérité ? Sans doute s’agit-il aussi d’une question d’amour.

 

Rédigé par Nicolas Vinot Préfontaine

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R
superbe!
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