Dialoguer avec Francis Jacques

Publié le 29 Mars 2014

Le livre que je vous présente aujourd’hui n’est pas simplement un livre que j’ai étudié avec attention mais un livre que j’ai eu la chance d’éditer pour les Editions Salvator (parution en janvier 2014). Il s’agit du livre du philosophe Francis Jacques, Transhumances et conversion. Poème du retour.  Ma chance fut surtout de pouvoir rencontrer Francis Jacques et de rentrer ainsi en dialogue avec lui. N’est-il pas fascinant qu’un homme au parcours si prestigieux loin de vous écraser de sa longue bibliographie accepte très simplement de se remettre réellement en question avec vous. Ainsi celui qui prône le vrai dialogue vous invite à oser le faire avec lui.

 

Vous avez dit dialogue ? Voici ce qu’en pense Francis Jacques : « L’activité dialogique implique une relation aux autres que Robinson sur son île, Gulliver en son pays imaginaire ou Narcisse devant son miroir ne vivront jamais. Dans cette relation, le locuteur en appelle à l’écoute de l’auditeur ; entre eux s’établit un lien mutuel et réciproque qui permet un échange réglé. Ils sont des inter-locuteurs ; le partage de leur parole rend possible la participation du discours de l’un au discours de l’autre. Le dialogisme est loin du face à face dialogal qui juxtapose des monologues égocentrés. Sa structure renvoie à une relationnalité irréductible, fondatrice de l’activité parlante et pensante. » Le dialogue suppose donc la reconnaissance de la personne humaine comme relation : « La personne est une notion à la fois intersubjective, relationnelle et diachronique. On regrettera que tous les personnalismes aient été plus ou moins des monadologies au dialo­gisme réticent et res­treint. Car c’est grâce au jeu réglé et nécessaire des pronoms personnels, que le sujet prend statut de personne et réalité inter­subjective. L’ego n’est pas comme un sentier étroit où un seul peut marcher de front. Il ne revient à soi que par le moyen du « toi » et du « lui ». Il n’est de rapport effectif à soi que par détour, mais après un retour. Contre l’autonomie de la conscience de soi, je restaure donc l’aspect relationnel de la personne. . Une relation à l’autre est constitutive de l’intériorité du sujet. »

 

Les deux longues citations du paragraphe précédant proviennent d’un autre livre Entre nous soit dit que Francis Jacques vient également de faire paraître aux Editions Les Petits Platons, dans la collection « Dialogues des petits Platons ». Il s’agit d’un livre d’entretiens avec Françoise Armengaud, son ancienne assistante, et Philippe Capelle, l’actuel président de l’Académie catholique de France.

 

Connaissez-vous Francis Jacques ? Né en 1934 à Strasbourg, de formation scientifique, Francis Jacques s’est très tôt voué à la recherche de la vérité par le moyen de la philosophie. Lauréat du concours général, agrégé, il devient titulaire d’un premier doctorat d’état sur Gilles Deleuze sous la direction de Paul Ricœur. Un second doctorat en théologie viendra vingt-cinq plus tard sous la direction de Joseph Doré. Une longue fréquentation de textes aussi bien littéraires, scientifiques que théologiques comme sa capacité de faire dialoguer des écoles aussi diverses que la logique anglo-saxonne et la phénoménologie allemande nous indique l’originalité de sa pensée.

 

« Si tu veux connaître la pensée d’un auteur, entre dans ses questions, son questionnable et ses catégories. » Quelle est La question de Francis Jacques ? Sa question concerne le principe de l’interrogation radicale. Notre questionnement au quotidien n’est-il pas porté par une interrogation plus profonde encore qu’il convient de reconnaître comme telle ? Poser cette question, c’est inviter à penser les catégories de la différence et de la convergence de quatre modes du pensable : celui de l’esprit scientifique, celui du daîmon philosophique, celui encore du souffle poétique et celui de enfin l’âme religieuse. L’intérêt scientifique, l’étonnement philosophique, l’émerveillement poétique et l’inquiétude théologique convergent dans leur différence pour permettre à l’homme d’aujourd’hui de mener un dialogue véritable. Tel est le souci de Francis Jacques : que nos dialogues servent vraiment notre recherche de la vérité. Cela suppose l’outillage intellectuel qui doit le permettre avec les autres, encadré par une philosophie du dia-logue puis de l’inter-rogation, en fait de la réciprocité « entre nous ». Francis Jacques a voulu notamment donner droit de cité philosophique aux mots de « dialogal », qui convient à l’optimum du discours partagé, et « dialogique », qui convient à la structure de tout discours échangé.

 

Comment situer son livre Transhumances et conversion, apparemment si différent des autres ? Plus qu’un bourgeon nouveau sur l’arbre de sa vie d’écriture ou qu’un anneau dans une chaîne de recherches tardives, nous sommes invités à le comprendre comme un itinerarium dans le procès d’une aventure contemporaine de l’âme chrétienne. Le voyageur n’appartient pas à la route sur laquelle il marche mais à la cible vers laquelle il tend.  Encore faut-il qu’il laisse la route montante bifurquer vers la Voie qui de Dieu s'abaisse vers lui. La fonction meta de l'esprit doit de plus en plus s’infléchir vers la fonction trans de l’esprit, et l’interrogativité de la pensée vers l’interrogation de ce qui dans la cible est révélé. Nous tirer vers le haut au sens de la doctrine du monde (ou de l'humanisme) n'a rien à voir avec nous tirer vers le Très haut au sens de la doctrine chrétienne. Rien d'étonnant si le retour par la Voie appelle une bifurcation nécessaire sur la route, une conversion salutaire après une transhumance. Mettre en évidence la tension inévitable entre la fonction méta de la philosophie et la fonction trans de la théologie représente certainement un moment fort de ce livre. Celui qui décide de revenir est désireux de changer de régime en activant « la fonction trans » de sa pensée. Il doit s’être départi de sa fidélité tranquille en renouant avec un consentement effectif. Le tout étant de parvenir à associer la fonction méta de la réflexion à la fonction trans de la conversion. Ces deux enclaves inexpugnables de la liberté de l’esprit. Son régime de questionnement a une structure appel/réponse et non pas question/réponse.

 

La forme poétique de ce livre révèle une remarquable force d’interpellation. Le lecteur ne peut être qu’emporté par le rythme des stances, où il comprend au fil des pages que le mouvement global est bien un trajet qu’il est invité à effectuer lui-même. Je ne peux que vous encouragez à oser ces transhumances dans l’espérance d’une conversion !

 

Le lundi 17 mars 2014, à la librairie Tschann (125 Boulevard du Montparnasse, 75006 Paris) Francis Jacques présentait ainsi ses deux derniers livres :

 

« Nous sommes à la librairie Tschan, cette librairie exemplaire où les auteurs comme les lecteurs se sentent si bien. Et même les éditeurs, si j’en juge par la présence de Jean-Paul Mongin et Nicolas Vinot-Préfontaine que je salue avec amitié. Ils ne manqueront pas d’intervenir. Jean-Paul Mongin est accompagnée d’Aurore Champavere, sa collaboratrice qui n’est pas sans me rappeler Sybil Smith qui a aidé, dans la préparation initiale du texte, le vieil homme que je suis. Je les salue avec joie, comme avec émotion tous mes amis ici présents qui pourront s’unir d’intention et joindre leur interrogation à la nôtre.

 

       Regardons autour de nous ces rayonnages chargés de livres : tant de livres pour se construire. Un seul livre, peut-être, à condition qu’on réussisse à l’écrire bien sûr, un seul pour se déconstruire et se reconstruire. Cet exercice, qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour l’entreprendre devient vraiment nécessaire et urgent à un certain âge de la vie. Il suscite des questions quasi éternelles et pour cela toujours aussi actuelles : quelle part réserver à l’histoire de la pensée, à la foi religieuse ? Quelle part prévoir pour la philosophie ? Quelle part à leur conjonction chaque fois qu’on ne saurait comprendre sans s’étonner ? Que faire de la philosophie quand on est théologien ? Que faire de la théologie quand on est philosophe ? Je lisais récemment : « on ne vous empêche pas de croire, ne nous empêchez pas de penser ». Il y a du slogan dans ce genre de formule. Pour la bonne raison que la foi est elle-même un certain mode du penser, la pensée intrinsèquement religieuse.

 

       Ces questions, il ne faudrait pas les éluder, les éviter, ni les réduire à des propos convenus, en alternance, en antithèse  ou en juxtaposition. J’ai choisi de les poser et de les ordonner dans un questionnement suivi, en deux livres présentés ce soir. Deux livres dont l’un peut servir de préparation ou d’escorte à l’autre. Le premier aux éditions des Petits Platons, Entre nous soit dit qui est plus technique (mais en philosophie, c’est le détail qui compte), plus impersonnel ou mieux plus interpersonnel puisque c’est un livre d’entretiens. Le second, Transhumance et conversion aux éditions Salvator, qui est apparemment plus autobiographique, plus méditatif, plus existentiel, plus engagé peut-être. Il en va de notre salut personnel.

 

       Dans l’interface de la réflexion avec la spiritualité -- ou bien, pour évoquer les disciplines d’appui, dans l’interface de la philosophie avec la théologie -- les éditeurs le savent bien, on trouve plus souvent évoqués les thèmes de la naissance de la foi, de la croissance de la foi que le problème du retour à la foi. Or, c’est de ce retour qu’il sera question dans Transhumances et conversion. De quoi s’agit-il ? Un être, vous et moi, s’enquiert de la route du retour et pour cela il se déprend de lui-même, de ses opinions dispersées aux quatre coins de la vie, il se reprend pour renaître dans l’axe de la vraie Vie. Il ne déconstruit que pour reconstruire. Il se met en quête. Je me suis laissé dire que le verbe quiero est un verbe étonnant qui signifie à la fois ‘vouloir’, ‘aimer’, ‘désirer’, ‘quérir’ et même ‘chérir’, comme dans un amour accompli.

 

      Je voyais hier en traversant le jardin du Luxembourg non pas les premiers bourgeons -- il y a plus d’un mois qu’on pouvait les deviner sous le dessèchement de l’hiver -- mais des arbres plus ou moins précoces, inégalement avancés dans le bourgeonnement, dans la verte exfoliation printanière. Je me disais : décidément, il n’y a pas de parité dans la renaissance des arbres, il n’y en a sans doute pas non plus dans la renaissance des êtres. On dit couramment : ce ne sont pas de mauvaises personnes mais elles ont pris le mauvais chemin. En réalité, elles ne se souvenaient plus très bien qu’il y a une Route largement partagée et plus encore il y a une Voie et une Vie qui va avec. Réminiscence défaillante ou distraction ou peut-être les deux, ces personnes ne se souviennent plus très bien, comme dit la chanson.

 

      Cette Route, il ne suffit pas de la trouver, de la dés-enfouir de sous les ronces, de la déceler parmi les chemins et les pistes qui s’entrecroisent déjà dans notre vie : cette route il faut la prendre et la suivre. D’où un premier suspense : l’auteur va-t-il la trouver ? Encore faut-il remarquer que la route comporte une topologie un peu complexe – on ne revient pas en arrière -- et surtout une discontinuité profonde, une sorte de bifurcation, sous la forme d’une Voie qui la prolonge sans la continuer. Et il n’est pas facile de comprendre d’emblée que les belles transhumances plutôt philosophiques (et plotiniennes) vers l’unité, vers l’éternel, vers la lumière cèdent le pas au génie (plus augustinien) de la Conversion religieuse, en fait d’une reconversion lucide, critique et fervente : et puis ce paradoxe des paradoxes, l’humilité et l’abaissement christique est bel et bien une façon de s’élever encore.  

 

      Chacun devrait pouvoir transposer dans sa propre vie. L’auteur est manifestement en dialogue avec lui-même et avec son lecteur qu’il érige en interlocuteur dans une inter-rogation pressante. Du coup, le lecteur, par cette présentation, est invité à entrer dans le jeu inter-rogatif. Le premier livre, Entre nous soit dit, a tenté de le définir au niveau des principes, tout en le pratiquant avec Françoise Armengaud puis Philippe Capelle, de manière assez exemplaire car dialogique et apaisée, sans doute par une secrète convergence que leur rapport respectif à l’auteur finit par révéler. C’était le second suspense. L’autre livre, Transhumance et conversion, au fil de quelque soixante-dix stances, entreprend de dessiner l’itinéraire salutaire. Dans une vie, la vôtre aussi bien,  il y a des repères ou des étapes qu’il faut ressaisir sans concession. La merveille, c’est qu’on n’est pas seul.

 

      Le lecteur vérifiera ce qu’il a sans doute pressenti comme auditeur : que l’un des livres complète l’autre. L’un prépare l’autre, au plan de la méthode ou du concept. Au plan du trajet et de la trajectoire. Bien mieux, l’un accompagne l’autre, vers le même objectif, en fin de compte. »

Prions pour nos amours ombrageuses,
Puissent-elles être plus heureuses
Sous des cieux plus bleus.
Tu ne savais pas qu’un visage s’éclaire

Par un doux regard, ni qu’un sourire
Peut fleurir sur des lèvres, ni que la courbe
De ses yeux fait le tour de ton cœur.
Ni que leur retrait fait sourdre l’angoisse.

Depuis que tu l’aimes, tu vibres au timbre
De sa voix concrètement singulière
Et singulièrement concrète ; à ce ton
Dont la grâce innée a le pouvoir

De manifester le rythme de sa vie.
Mêlés à des véhémences qui remontent
D’un passé contrarié. Un zèle émouvant
Par le refus que l’amour donné une fois

Soit jamais repris ou rompu.
Le christianisme ne dit pas que deux êtres
Brisent l’un avec l’autre mais qu’ils renoncent
À l’amour. Une rupture entre eux a un goût

Trop fort de temporalité qui incite à croire
Que la chose n’est pas si dangereuse. Pourtant,
Renoncer à l’amour a tout le sérieux de l’éternité.
C’est le plus cher qu’on puisse payer.

Pour celui qui est abandonné,
La souffrance insidieuse de la séparation
Vient d’abord de ces innombrables élans
Vers le vide qu’il doit réprimer,

Parce qu’ils sont désormais sans raison ;
De ces innombrables sursauts,
Comme si on touchait par mégarde le moignon
Resté douloureux d’un rapport brisé.
Sa parole, privée de co-locuteur privilégié,
Tend à se figer en parole malheureuse.
Et puis c’est toute l’économie du salut
Qui paraît devenir orpheline :

Après une rupture ou un retrait volontaire,
La médiation de ton seul amour t’est soustraite ;
Comme dans un deuil, l’absence de l’ami
D’Augustin se complique d’une blessure.

Ainsi va l’asymétrie des ruptures,
Que celui qui quitte culpabilise :
(On n’est pas fier de briser une relation).
Alors que celui qui est quitté pathétise,

Car c’est lui qui reçoit le choc de plein fouet
En lui, le point de peine ne passe pas ;
Plus intense quand ses yeux s’attachent
Au grand vent de la cime des arbres.

Ô soleil fier d’un beau visage !
Aux pommettes inusables.
À la dérobée, cent hommes le dévisagent,

Un seul dans tes cheveux, à recommencer la vie,
À chercher dans ta bouche la trace de ses lèvres,
La naissance de la voix qui t’est chère.

Francis Jacques, Transhumances et conversion. Poème du retour, pages 228-230.

Rédigé par Nicolas Vinot Préfontaine

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